CULTURE SAMPLING
ROCK CO. KANE FLOW
Lorsqu’en 2004 Jake One pose ses mains sur son sampler Ensoniq ASR-10, il ne se doute pas qu’il va créer l’un des instrumentaux les plus mémorables de la décennie. Le producteur de Seattle, alors encore méconnu du grand public, s’empare de « Deliverance », un titre du groupe de disco futuriste français Space sorti en 1977, pour produire ce qui deviendra « Rock Co.Kane Flow », featuring MF DOOM, sur l’album « The Grind Date » de De La Soul.
L'art de la déconstruction
Ce qui rend le travail de Jake One si remarquable, c’est sa capacité à déconstruire et reconstruire l’extrait d’origine avec une approche radicalement différente. Comme le raconte le producteur lui-même, la section du breakdown de « Rock Co.Kane Flow » a été entièrement réalisée à la main directement sur son sampler, précisant que l’inspiration venait des productions Roc-A-Fella de l’époque Dynasty, avec leurs programmations détaillées et leurs changements de rythme sophistiqués.
Cette approche artisanale du sampling révèle une philosophie particulière : Jake One ne se contente pas de boucler un passage de « Deliverance », il le sculpte, le ralentit, l’accélère, créant ainsi une dynamique totalement nouvelle, avouant d’ailleurs qu’il n’a jamais pu reproduire exactement la version originale lorsqu’il a dû la refaire pour livrer le multipiste définitif.
L'esthétique du détournement créatif
Le choix de « Deliverance » par Jake One n’est pas anodin. Ce morceau de Space possède cette qualité si recherchée par les producteurs hip-hop : une texture sonore riche, des éléments rythmiques exploitables, et surtout, cette aura mystérieuse propre aux productions électroniques des années 70. La transformation opérée révèle toute la force du sampling : dévoiler le potentiel caché d’une œuvre en la déplaçant dans un contexte totalement différent.
Là où Space créait une ambiance cosmique et contemplative, Jake One extrait la tension rythmique et la charge émotionnelle pour servir d’écrin aux flows de Posdnuos, Dave et MF DOOM. Le sample devient ainsi un pont temporel entre l’optimisme technologique des années 70 et la sophistication vocale du hip-hop des années 2000.
Une postérité confirmée par les pairs
L’impact de « Rock Co.Kane Flow » dépasse largement le cadre de l’album « The Grind Date ». Jake One raconte comment des légendes comme Redman ont immédiatement souligné la force du morceau, le passant en boucle pendant des heures. Cette reconnaissance par les pairs témoigne de la réussite du sampling opéré par Jake One : il ne s’agit pas seulement d’un bon morceau mais d’une véritable trouvaille capable d’inspirer d’autres créateurs de renommée.
La postérité du morceau se mesure également aux nombreux artistes qui l’ont à leur tour samplé ou repris « Deliverance » de Space : Busta Rhymes, Madlib, Amerigo Gazaway… Chacun y trouvant une matière nouvelle à façonner, confirmant ainsi la richesse infinie que peut receler un simple morceau de musique.
Le sampling comme archéologie musicale
Le parcours de « Deliverance » depuis les studios parisiens de Space jusqu’aux platines de Jake One illustre parfaitement cette dimension archéologique du sampling qui transcende la simple réutilisation. En exhumant ce joyau de l’électronique française, le producteur de Seattle ne se contente pas de recycler : il révèle, réinterprète et fait dialoguer les époques. Cette alchimie transforme un morceau de la French Touch des années 70 en véhicule d’expression pour le hip-hop underground des années 2000, créant des ponts culturels aussi inattendus que remarquables.
Plus qu’une technique de production, le sampling s’affirme ici comme un véritable art de la réinterprétation, permettant aux musiques du passé de continuer à vivre et à inspirer dans le présent. Dans ce dialogue entre Space et De La Soul orchestré par Jake One, c’est toute la richesse de l’héritage musical mondial qui se révèle, prouvant définitivement que le sampling constitue une forme d’expression artistique à part entière, loin de toute appropriation stérile.
À PROPOS DE…
Jake One
Originaire de Seattle, Jacob Dutton, alias Jake One, s’est forgé une réputation discrète mais solide dans l’underground hip-hop dès la fin des années 1990, notamment via ses collaborations avec des labels comme Rhymesayers ou G-Unit. Grand amateur de soul, de funk obscur, de rock progressif ou encore de musique de bibliothèque, Jake One se revendique digger autant que beatmaker.
De La Soul
Space
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